Les rencontres récentes de deux proches, empressés d'avoir mon avis ou de m’associer à leur business, apportent un éclairage inquiétant sur le monde du travail et les rapports sociaux tels qu'ils sont entrain de se structurer, ou plutôt se déstructurer.
Un point commun entre mes deux interlocuteurs : l'un comme l'autre se débattent depuis plusieurs années dans des galères professionnelles et ont toujours cherché, coute que coute, à travailler pour s'en sortir. L'un à un passé de commercial, l'autre une grande expérience de chef de rang dans la restauration. Ils ont tous les deux dépassé l’âge de 45 ans, étape critique dans leur profession quand on n’a pas stabilisé son emploi.
Le commercial vient partager avec moi la superbe opportunité, qui va faire de lui enfin un "winner", chef de sa petite entreprise, sans patron sur le dos, organisant son temps comme il le veut... Avec des gains très confortables.
- « 5000 € par mois... De quoi assouvir ma passion pour le bateau, glisse-t-il d’un air entendu. Pourquoi ne proposerais-tu pas cette opportunité à tes relations ou clients.
Tout de suite, à ses premières explications, je vois venir le coup de la "vente pyramidale" et je tente gentiment d'esquiver le débat, pressentant quelques désaccords de fond, de nature à gâter la relation.
Mais rien n'y fait et jusqu'au bout il va me délivrer son message :
- Je suis devenu attaché commercial d'un "opérateur privé de téléphonie" américain, de niveau mondial, concurrent de Orange, France Télécom. Bientôt nous proposerons des télécommunications sur mobiles, l'accès à ADSL... Donc j’ai créé mon entreprise commerciale et recrute des "VDI (vendeur à domicile indépendant). Tu dois bien connaître ce statut bien sûr !.… Le business n’a rien à voir, m’assure-t-il, avec la vente de produits de beauté ou d'entretien qu'il faut acheter et qui sont impossibles à vendre... Non. Là, le produit est immatériel, pas de stocks que vous devez payer d’avance et qui vous restent sur les bras... »
- Ah bon ça existe ! tentais-je, faussement étonné.
- Et puis, c'est vraiment une bonne affaire pour le client, 30 % d'économie garantie sur toutes ses consommations téléphoniques. J’en ai d’ailleurs fait profiter ma propre mère… »
Au bout d'une demi-heure à écouter son argumentaire, j'interromps le débit et assène ma sentence : « Autant te le dire simplement, je suis très opposé à ces modes de recrutement ».
Bien sûr il s'étonne des arguments éthiques, voire politiques que j’avance : me rappelle ses engagements sociaux personnels dont je connais l’efficacité et la sincérité. Il m’accorde, bien sûr, que les exemples (nombreux) que je prends de petites gens abusées par les techniques d'influences que mettent en œuvre ces sociétés de ‘marketing relationnels’ sont troublants. Il m’assure qu’il fait, lui, particulièrement attention de ne pas proposer le deal à des personnes qu'il sent fragiles.
Il reconnaît quan même, du bout des lèvres, que l'affaire coûte 500 € au départ pour le postulant vendeur.
- « Et si j’ai bien compris, ajoutais-je, pas question de se rembourser sur les produits stockés, puisque qu'ils vendent de l'immatériel !!! » .
Il faudra encore un long temps de discussion pour que mon "opérateur de téléphonie" admette que 80 % des vendeurs recrutés ne dépassent pas les 3 mois d'activité et que la plupart ne rentrent pas dans leur frais d'admission...
- Mais au fait comment gagne-t-on sa rémunération ? Ai-je fini par lui demander.
- Sur les communications téléphoniques bien sûr. Au début, moi j'ai fait une quarantaine d'abonnés et je touche chaque mois depuis une commission sur leur abonnement.
- Combien, insistai-je ?
- Ben c'est… 4 € par mois et par abonnement.
- Donc tu gagnes 160 € par mois !
- Non bien sûr, moi je touche sur mon équipe, je vise à être à la tête d’une chaîne de près de 1000 vendeurs dont j’impulse le parrainage...
- Si je comprends bien les 5000 € ce n'est pas en vendant du téléphone que tu les gagnes, mais en recrutant d'autres vendeurs, en somme en vendant 500 € le droit de devenir vendeur... C'est bien ça Non !
- Oui, je touche un commission sur la chaîne des vendeurs... C'est toujours comme ça dans le commerce quand on est chef vendeur on est commissionné sur les ventes des vendeurs, tu le sais bien.
- Sur les ventes, d’accord. Mais dans ton cas c'est essentiellement quand les vendeurs ont réussi à parrainer d'autres vendeurs que tu es payé… Le fait qu’ils aient vendu beaucoup d'abonnements téléphoniques me semble entrer assez peu en ligne de compte.
Bien sûr je ne l'ai pas convaincu. Il m'a cependant beaucoup remercié de ma franchise et assuré qu’il pensera à notre discussion à chaque fois qu'il recrutera un nouveau vendeur. « D'ailleurs, conclue-t-il, si je ne veillais pas scrupuleusement à la qualité des parrainages, tu sais, je gagnerais encore beaucoup mieux sa vie. Il y a des collègues qui gagnent 3 à 4 fois plus que moi, mais ils sont sans doute moins regardant ! (sic) »...
Mon interlocuteur est certainement parti déçu que je ne lui ouvre pas mon carnet d'adresse : ne m'avait-il pas dit au début de notre entretien que « son business était très prospère mais qu'il devait maintenant, après avoir exploité les prospects chauds - autrement dit ses relations les plus proches, puis les relations les plus proches des plus proches etc…- s'organiser pour taper dans le froid ! »
Mon second visiteur est un professionnel qualifié de la restauration, chef de rang ayant travaillé dans de grandes maisons. A quarante cinq ans il a connu une série d'accidents de parcours qui le contraignent depuis quelques temps aux emplois précaires. Il travaille très régulièrement sur des missions d'extras en restaurants traditionnels et avec une société de service traiteur, organisateur de réceptions.
Au départ, il réalisait ces missions dans le cadre d'un groupement d'employeur de l'hôtellerie restauration vers lequel l'ANPE l'avait orienté. Mais, travaillant de plus en plus régulièrement pour le même employeur, le groupement ne pouvait plus être le support de son contrat de travail.
La société de traiteur lui a alors proposé d'abandonner le statut salarié et de se déclarer en micro entreprise : " les charges sociales dans ce cas sont moins élevées, vous aurez ainsi de meilleurs revenus " argumenta son employeur ». Mon ami m’avait alors consulté pour savoir si la proposition était bonne. Je l’alertais des risques de baisse de protection sociale et surtout de la perte des allocations de chômage en cas de rupture d’activité. Mais je ne l'ai pas convaincu et il accepta la proposition. Il travaille depuis plusieurs mois en total « free lance », sous traitant d'un unique donneur d'ordre.
La semaine dernière il m'appelle et m'annonce que tout va bien pour lui, qu'il travaille beaucoup et en confiance avec la société dont il est le sous-traitant et qu'il vient d'avoir une idée pour aller plus loin. Il veut m'en parler directement pour avoir mon avis. Deux jours plus tard nous déjeunons ensemble :
- Tu sais que j'ai créé ma micro entreprise. la société de traiteur pour laquelle je travaille me confie de plus en plus l'encadrement des équipes d'extras que j’aide à recruter. J'ai réfléchi à une autre manière de travailler et ça les intéresse. La constitution des équipes et la gestion des contrats de travail est en effet pour eux une complication. Je leur propose donc de m'occuper de tout, en échange ils veulent bien me payer 4 à 5 Euros sur chaque heure de travail que réalise chaque membre de l'équipe que je mets à leur disposition... C'est intéressant, qu'en penses-tu ? Je pourrai enfin gagner correctement ma vie ! "
A nouveau je me retrouve dans le rôle de celui qui assène ses vérités et jugements moraux et va immanquablement casser le rêve.
- Cela s’apparente à de la location de main d'œuvre et c'est, me semble-t-il, interdit, sauf pour les entreprises d'intérim, statut strictement réglementé et soumis à la constitution d'une provision financière de garantie très élevée.
- Oui je sais, je me suis renseigné, mais ce n’est pas de l’intérim puisque nous appliquons le contrat d'extra (contrat d'usage en vigueur dans l'hôtellerie restauration)...
Notre conversation a duré longtemps sans que je parvienne vraiment à lui faire mesurer le risque d’une activité légalement « border line ». Et en supposant que ce soit légal, je m’étonnais de la faible rémunération du risque économique et contentieux de gestion du contrat de travail dont se débarrassait sur lui son donneur d’ordre... Et enfin, que penser de la relation biaisée qu'il allait développer vis à vis de ceux qu'il emploierait dans un tel contexte !...
Je ne l’ai pas convaincu, je le crains ! Avant de nous quitter, il m’a gentiment fait sentir que dans ma situation privilégiée, il était facile d’évoquer des considérations éthico-légales et de porter un regard, un rien moralisateur, sur ceux qui essayaient de travailler et de gagner correctement leur vie… N'a-t-il pas, hélas, raison sur ce point ?..